Magistrat fantôme, opportuns trous de mémoire, investigations bâclées, pistes inexplorées, déclarations contradictoires...


Les mystères de l'enquête sur le meurtre de Line Galbardi

 

Le 3 janvier 1992, une prostituée du nom de Line Galbardi est retrouvée morte, assassinée la nuit précédente dans la chambre 24 de l'hôtel de l'Europe, sur le boulevard à deux pas de la gare Matabiau. A l'époque, l'affaire ne fait guère couler d'encre, même lorsque la justice clôture ses investigations, un an et demi plus tard, sans avoir trouvé de coupable. Difficilement exhumé des archives de la police toulousaine par le juge Serge Lemoine, ce dossier est pourtant au cœur de la nouvelle affaire Alègre. Celui qui cristallise la plupart des interrogations sur les services d'enquête, sur l'attitude de certains magistrats, sur les relations entretenues par ceux-ci avec le milieu de la prostitution et sur leurs éventuelles relations avec le tueur en série.

[26 juillet 2003]

Que s'est-il réellement passé le 3 janvier 1992, après la découverte du cadavre? Devant le juge d'instruction, le 14 avril dernier, le commandant Jean-Pierre Zerr, qui avait mené l'enquête initiale, a livré sa part de l'histoire. «Je me suis rendu sur place dès que j'ai été averti, vers 14 heures. Il y avait le commissaire Authié (alors chef de la sûreté urbaine. NDLR) et un substitut, je ne me rappelle plus lequel et je n'ai pas indiqué son nom sur le procès-verbal. En effet, c'est une pratique récente de personnaliser le membre du parquet (...) En ce qui me concerne, j'étais de permanence et j'ai pris ce dossier tout le long du week-end.»

La présence de Gérard Authié n'a rien de très surprenante: «Il se déplaçait sur toutes les mortes suspectes», a expliqué l'inspecteur Michel Moreau, qui figurait parmi les enquêteurs de l'époque et est désormais affecté à la brigade des cambriolages. Celle du substitut ne le serait pas davantage s'il était clairement identifié. Or plus personne ne semble se souvenir du nom de ce magistrat. Le tableau des permanences du parquet pour l'année 1992 «n'a pas été conservé», a officiellement répondu le greffe du tribunal de grande instance au juge d'instruction. Celui-ci a cependant pu établir que, durant cette première semaine de 1992, la permanence était assurée par le cabinet 23. Vérification faite, le substitut du cabinet 23 ne s'est pas rendu sur place, comme la plupart des substituts interrogés. Quant à Pierre Vignolles, auteur des premières réquisitions dans le dossier Galbardi, il a écrit le 10 avril dernier au juge Lemoine pour lui confirmer que, «de mémoire, ce n'est pas moi qui suis allé sur les lieux».

Un policier a cependant donné un autre éclairage et, peut-être, levé un peu du voile qui couvre le substitut fantôme. Interrogé le 14 avril, le commandant Jean-Claude Jolibert, ancien de la «criminelle», et qui a rédigé le rapport d'enquête sur le meurtre de la prostituée, a commencé par démentir les affirmations de son collègue Zerr. «Je ne sais pas pourquoi le nom du magistrat du parquet n'a pas été noté dans le procès-verbal de transport (sur les lieux). En ce qui me concerne, lorsque je faisais ces procès-verbaux, je l'indiquais.» Le policier a fait une autre confidence au juge d'instruction: «Je dois vous dire que, ce matin (14 avril. NDLR), je suis allé voir mon collègue Zerr, qui m'a posé la question de savoir si je me souvenais du nom de ce magistrat. Je lui ai dit que non et il m'a dit que c'était Bourragué.» Marc Bourragué, l'ancien substitut du procureur de la République de Toulouse, chargé des affaires financières, cité à de multiples reprises dans l'affaire Alègre.

L'énigme semble alors en passe d'être résolue et, le lendemain de la déposition de Jolibert, Serge Lemoine écrit très officiellement à Zerr pour lui demander s'il a fouillé davantage dans ses souvenirs. Réponse toute aussi officielle de celui-ci: «Aucun élément ne m'est revenu en mémoire quant à l'identité du représentant du parquet.» Quant à Marc Bourragué, entendu dans une procédure annexe, il a affirmé au sujet de sa présence le 3 janvier à l'hôtel de l'Europe: «Je n'ai aucun souvenir de cela. Si j'y avais été, je m'en souviendrais. Je n'ai aucune raison de le cacher.»

La justice n'a donc pas encore de réponse définitive sur le magistrat fantôme et ce mystère entretient les questions fondamentales: que faisait-il sur place alors qu'il n'était pas de permanence, pourquoi les policiers n'ont pas noté son nom à l'époque et pourquoi ont-ils perdu la mémoire? Comment, enfin, expliquer que ce substitut se cache encore? Le juge Serge Lemoine qui, ces derniers mois, a posément avancé ses pions, devrait rapidement pouvoir apporter des réponses.

Le mystère autour du substitut est en tout cas indissociable des étrangetés de l'enquête qui a été menée dans les jours précédents la mort de Line Galbardi. Avant de remonter à l'époque des faits, un épisode judiciaire récent renforce le trouble. Début mai, le juge Lemoine demande à la direction de la police toulousaine «le fichier journalier des appels radio en date du 3 janvier 1992», ainsi que «les procès-verbaux de transport et les mesures prises relatives au meurtre». Le 9 mai dernier, le commissaire Fraysse répond: «Le fichier journalier a fait l'objet d'une destruction», le délai de conservation étant selon lui de cinq ans; quant à «l'équipe du service opérationnel spécialisé qui s'est transporté sur les lieux, elle n'a pas rédigé de procès-verbal».

Les errances et contradictions qui apparaissent dans les investigations de l'époque sont multiples. Une illustration est fournie par les témoignages des deux enquêteurs principaux au sujet du veilleur de nuit de l'hôtel de l'Europe, Gilbert Cartayrade, l'homme qui aurait pu donner au meurtrier présumé la clé de la chambre 24 dans la nuit du 2 au 3 janvier 1992. Devant le juge Lemoine, Jean-Pierre Zerr est éloquent: «Je peux vous assurer qu'à aucun moment nous n'avons pensé que le veilleur de nuit puisse avoir joué un rôle quelconque. Pour moi, c'était clair que c'était un client qui avait commis le meurtre.» Dans la foulée, Zerr va même jusqu'à déclarer ne pas s'être interrogé sur les activités nocturnes et cachées de l'établissement: «Le patron nous ayant dit que, lorsqu'il l'avait acheté, il avait fait le ménage. On ne s'est pas posé la question de savoir s'il s'agissait d'un hôtel de passe.»

Seulement, aux mêmes questions du magistrat instructeur, Jean-Claude Jolibert a fourni des réponses radicalement différentes: «Je soupçonnais le veilleur de nuit de ne pas avoir dit à qui il avait donné la clé et à qui il avait laissé utiliser la chambre 24. Je pensais qu'il laissait monter les prostituées moyennant finance.»
A la lecture des auditions de l'époque, les soupçons de l'inspecteur Jolibert sont à l'évidence plus fondés que les certitudes de l'inspecteur Zerr. Interrogé le lendemain du meurtre, Gilbert Cartayrade explique ainsi: «J'ai travaillé jusqu'au matin sans que rien d'anormal ne se produise ou ne me soit signalé. Comme d'habitude, je ne dors pas la nuit. Durant tout mon service, je n'ai jamais vu le ou la cliente qui occupait la chambre 24.» Selon le propriétaire et sa fille, l'hôtel n'avait pourtant qu'une entrée. Quant à Line Galbardi, le veilleur de nuit déclare ce même 3 janvier 1992: «Je la connais pour l'avoir eue comme cliente il y a quelques mois. Je peux affirmer qu'elle ne s'est pas présentée à l'hôtel durant mon service.» Sur la base de ces simples déclarations, Gilbert Cartayrade ne fait alors pas une seule minute de garde à vue, puisque rapidement considéré comme étranger à l'affaire...

Onze années plus tard, le juge Serge Lemoine n'a pas partagé cette analyse et, malgré les mêmes affirmations du veilleur de nuit, l'a mis en examen pour complicité de meurtre avec, au passage, quelques mois de détention provisoire.

L'attitude des policiers de la sûreté urbaine de Toulouse au lendemain du 3 janvier 1992 focalise donc aujourd'hui l'attention de la justice. A l'époque, le passé espagnol de Line Galbardi et la découverte de l'Indépendant de Perpignan dans la chambre 24 ont conduit la justice à confier les investigations au SRPJ, en orientant l'enquête vers Barcelone et un hypothétique client catalan. Pour autant, les policiers du commissariat ont bien joué un rôle décisif dans le début de l'enquête.

C'est ainsi que, le 3 janvier 1992, l'inspecteur Michel Moreau, ancien de la brigade des mœurs, dissoute deux ans plus tôt, procède à l'audition d'une jeune femme de 22 ans. C'est Moreau qui aurait pris seul l'initiative de l'interroger. Elle se prostitue, et sa brève audition est la suivante: «Je connais Line depuis le mois de septembre 1991. Hier soir, je suis arrivée sur le boulevard aux environs de 20 heures. Chaouina (surnom de Line. NDLR) n'était pas là (...) Je ne l'ai pas vue de toute la soirée.»
Ce témoin de l'époque n'est autre que «Patricia». C'est cette ancienne prostituée qui a révélé devant les gendarmes, au printemps dernier, les circonstances présumées du meurtre de Line Galbardi. C'est elle qui a dénoncé Patrice Alègre comme étant l'assassin et le proxénète Lakdhar Messaoudene comme son complice – Line aurait été assassinée pour avoir dénoncé les activités d'Alègre et Messaoudene à un policier qui les aurait aussitôt informés de l'existence d'une «balance». Le premier a avoué à deux reprises le meurtre, désignant même le policier comme étant Lionel Ziegler, ancien de la brigade des mœurs, avant de se rétracter. Le second a toujours tout nié en bloc.

Les déclarations de «Patricia», malgré leurs contradictions, notamment sur son rôle réel dans la nuit du 2 au 3 janvier 1992, auxquelles se sont ajoutés d'autres témoignages, entretiennent un peu plus le doute sur les conditions de l'enquête de départ.
Le juge Serge Lemoine a donc tout naturellement interrogé l'inspecteur Moreau sur les raisons de l'audition de «Patricia» le 3 janvier 1992. «Vu qu'une prostituée avait été assassinée, j'ai repris les archives, a-t-il répondu. Il était envisageable que «Patricia», que je connaissais pour avoir traité son affaire de proxénétisme trois mois auparavant, pouvait me donner des renseignements. Je ne sais plus si je suis allé lui porter la convocation à son domicile ou si je lui ai téléphoné.»
L'ancienne prostituée a fait au juge une tout autre déclaration. «Je suis allé voir Ziegler, qui m'a dit de me tirer, mais, avant, d'aller voir son collègue pour raconter n'importe quoi (...) Je suis allé au commissariat. Ça a duré un quart d'heure, et après je suis allé dans le bureau d'à côté pour la déposition.» Pour la défense de son collègue, le commandant Zerr a retrouvé les tableaux de vacances du service à l'époque, sur lesquels «Lionel Ziegler était absent du 30 décembre au 16 janvier», a-t-il affirmé. «Il était peut-être marqué comme étant en vacances mais il était dans son bureau», a répondu «Patricia», interrogée par le juge sur cette contradiction.
D'autres éléments troublants figurent dans le dossier. Des écoutes judiciaires sur un certain Charles Gardieu, proche de «Patricia» et habitué du quartier de l'hôtel de l'Europe, ont révélé que celui-ci avait été entendu au moment des faits, en 1992. Or, il n'en existe aucune trace dans la procédure. Dans cette même écoute du 23 octobre 2001, Gardieu explique à sa mère se souvenir qu'à l'époque les policiers «cherchaient quelqu'un avec une BMW». Un élément que les gendarmes et le juge Lemoine n'ont pas retrouvé dans l'ancien dossier.

Les pièces de ce puzzle complexe sont ainsi posées. Une prostituée a été assassinée. Autres faits incontestables: un magistrat fantôme se trouvait sur les lieux du meurtre le lendemain et l'enquête policière a été pour le moins bâclée. Quant à Patrice Alègre, il est bel et bien le premier suspect du meurtre. Il appartient maintenant au juge Lemoine de faire la lumière sur ce meurtre, sur les conditions qui ont présidé à l'enquête initiale et sur les éventuelles connexions entre divers acteurs du dossier. Les révélations de l'affaire Alègre pourraient venir de l'affaire Galbardi.

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